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8.1. Internet n’a pas tué la réalité matérielle

David Muhlmann, chercheur au Centre de sociologie des organisations et consultant à Cap Gemini.

Les technologies et les usages regroupés sous le nom de Web 2.0 suscitent d’innombrables commentaires sur l’émergence de nouvelles communautés sociales, de nouvelles organisations de l’entreprise et même d’un nouveau modèle de création de valeur, basé sur la collaboration et le partage. Qu’en pensez-vous?

A chaque vague d’informatisation (la bureautique des années 1980, l’arrivée d’Internet dans les années 1990, puis la mise en réseau des applications et des matériels au sein des organisations dans les années 2000) on assiste au retour de cette croyance idéologique, véhiculée par les médias spécialisés et les livres de management, selon laquelle les mécanismes sociaux, les contextes de travail et les modèles économiques vont être bouleversés de façon univoque.

Or, si l’on prend le cas des entreprises, les travaux empiriques menés par les chercheurs en sociologie ou en gestion montrent que la rencontre entre ces nouvelles technologies et un contexte de travail particulier génère des effets diversifiés, inédits, hétérogènes, en fonction du secteur, du marché, de la population concernée, etc. La bonne manière de concevoir ces transformations est de considérer que la technologie et le contexte de travail impriment ensemble leur marque sur la réalité.

On pensait, par exemple, il y a quelques années, que les outils de gestion de la connaissance et du travail «collaboratif» allaient construire de la coopération, déhiérarchiser les organisations au profit de structures horizontales et modulaires. Et qu’a-t-on constaté? Que ces outils ont renforcé la coopération lа où elle existait déjа, mais qu’ils ont eu un faible impact dans les contextes de travail où l’interdépendance est faible (commerciaux, consultants); ils ont même été, dans certains cas, détournés. L’exemple le plus fameux étant celui des agendas électroniques partagés via lesquels les collaborateurs bloquent des plages entières pour se rendre indisponibles aux autres!

Mais l’utilisation de ces technologies hors de l’entreprise, en particulier par les jeunes dans le cadre de pratiques sociales et culturelles, ne crée-t-elle pas une sociabilité nouvelle?

Ces outils autorisent de nouvelles façons de construire son identité individuelle, en jouant de l’anonymat et de la virtualité. On peut, sur Internet, cacher son sexe, son âge, son milieu social. Mais il ne faut pas croire pour autant que les frontières du monde réel pourraient être abolies par ce jeu. Ce n’est pas une croyance nouvelle, Jean Baudrillard disait déjа que la vitesse et le simulacre, caractéristiques de la société du spectacle, pouvaient gommer la réalité des rapports sociaux, et l’on craignait dans les années 1960 que la télévision ne fasse perdre ses repères à la jeunesse. Même l’apparition du téléphone a donné lieu à toute une littérature sur la disparition de l’ordre moral, puisque la relation physique en face à face avait disparu! Or, les enquêtes montrent que les jeunes font parfaitement la différence entre la réalité sociale et l’univers virtuel. Ils ne sont pas des «éponges» et savent sélectionner les usages, même si il y a, pour une infime minorité, des phénomènes d’addiction.

La compression de l’espace et du temps que permettent ces nouvelles technologies n’ont-ils pas élargi considérablement l’accès en temps réel à des ressources auparavant inatteignables, pour les individus comme pour les entreprises?

Effectivement, mais il ne faut pas croire que l’opportunité offerte détermine forcément de nouvelles pratiques. Il est bien sûr possible d’aller recruter à Shangaï un ingénieur chinois parfaitement formé au logiciel dernier cri. Mais il n’en reste pas moins qu’il faudra disposer de la capacité réelle de l’attirer, de le payer, de gérer sa carrière dans le contexte d’une organisation donnée. Dans les années 2000, avec la «nouvelle économie», on a cru, un moment, que la localisation physique du producteur, du consommateur et du produit n’aurait bientôt plus de sens, on en est un peu revenu: Internet n’a pas tué la réalité matérielle.

En tant que consultant, n’êtes-vous pas amené à conseiller les entreprises sur le meilleur usage possible du Web 2.0?

Si, et toute la difficulté est alors de montrer le décalage qui existe entre les interactivités potentielles offertes par l’outil et l’organisation réelle. Une entreprise est faite de rapports, plus ou moins visibles, d’interdépendance, de conflictualité, d’autonomies. Il faut, par la formation, montrer que l’organisation doit évoluer si elle veut tirer parti du potentiel de l’outil.

Le Monde Campus. 2007. Novembre